Se former, s'informer, s'entourer...

Prêter main-forte à notre imaginaire

Richard Monvoisin, Nicolas Pinsault
Kinésithér Scient 2023,0657:01 - 10/10/2023

La théorie des cadres relationnels est un modèle assez récent explicatif du développement du langage et de la cognition très prisé chez les psychologues cliniciens. Pour le dire simplement, le langage repose sur notre capacité, spécifiquement humaine, à établir des relations langagières d’ordre symbolique entre les choses qui composent notre environnement, physique ou mental. Le sens que l’on donne aux mots est chargé de symboles et d’émotions apprises socialement.

En repérant ces émotions, les valeurs associées, et leurs conséquences plus ou moins heureuses sur notre environnement, on parvient à résoudre des problèmes, à ne plus lutter en vain contre ses émotions, pensées ou sensations, à développer des motivations complexes même vers des sources lointaines, conceptuelles ou imaginaires, et à choisir nos comportements avec plus de liberté.

Les réseaux symboliques qui se forment dans notre tête non seulement impactent nos façons d’appréhender le monde, mais agissent sur nous au point de guider certains de nos actes. Il n’est pas envisageable d’attendre que tous les patients souscrivent aux mêmes symboles, ni aux mêmes valeurs, bien entendu, et comme dit le slogan, chez le kiné, « venez comme vous êtes ». Mais il n’est plus à démontrer qu’il y a des symboliques bien délétères, et des valeurs sous-jacentes punitives, voire mortifères. L’idée, antique par excellence, d’une maladie ou une pathologie comme message d’une entité surnaturelle ou un dieu pour nous châtier, nous mettre à l’épreuve, ou nous transmettre un message par exemple, est une croyance apprise, largement diffusée socialement aujourd’hui qui repose sur ce qu’on appelle parfois le « biais du monde juste » (just world biais) : comme on trouve injuste le fait d’être malade, on essaye d’y greffer une intentionnalité qui nous échappe, et qui vient remettre un peu de justice dans l’équation. En gros, si je suis malade, c’est que je l’ai bien mérité, ou si je suis souffrant, c’est un signe que m’envoie Dieu (lequel ?) pour que je change ma façon de vivre. Il arrive également qu’on véhicule une symbolique par le biais des mots que nous utilisons. Voyez un peu comme lorsqu’on change un mot, on peut changer les valeurs associées : lorsqu’on paye des charges par exemple, c’est lourd, une charge, douloureux, pénible et contraignant. En revanche, quand on règle ses cotisations, ce n’est plus la même chose, c’est du salaire différé, ça ouvre des droits. Le premier mot contient un message individualiste capitaliste lucratif (toute soustraction d’argent est à condamner), le second porte les valeurs d’une protection socialisée, de la Sécu de 1945, du collectif.

Notez bien que les symboles n’influencent pas seulement les patients. Prenez un professionnel pour qui la prévention est le maître-mot. Il martèle à son patient qu’il faut manger mieux, fumer moins, ou faire plus d’activité physique, mais son patient, lui continue l’un ou l’autre des comportements, parce que la balance bénéfices/désagréments lui convient. Concluant que si le patient est souffrant, c’est de sa propre faute, et qu’il ne fait pas d’efforts, il arrive que le professionnel soit amené à infantiliser, moins bien soigner, devienne coercitif, voire en vienne carrément à le châtier : ça s’est parfois vu chez des pharmaciens qui refusent de distribuer des Steribox® ou des produits de substitution, ou chez des médecins ou sage-femmes qui infligeaient des mesures de rétorsion aux femmes venant avorter – partant du principe que si IVG, alors il y a eu faute auparavant, faute qu’il faut châtier en durcissant l’intervention et en faisant souffrir, avec ce leitmotiv ancien de la douleur rédemptrice.

En résumé, en cherchant à repérer ce qui compte pour la personne, professionnelle ou patiente, et en utilisant un langage qui convoque ces éléments, on a bien plus de chances de déclencher la motivation pour agir. Ce qui nous amène à la question suivante : quels sont les symboles, et les valeurs associées (positives comme négatives), dont les kinés se servent, et pourrait-on envisager d’en créer de nouveaux ou d’en ressusciter quelques-uns ?

À vue de nez, les kinésithérapeutes ont un nombre de symboles ou de processus rituels assez limité.

Quoique non spécifiques kiné, les soirées d’intégration dès l’entrée en étude composent un rituel difficilement contournable. Élément positif, c’est sensé créer un esprit de groupe, une forme de confraternité théoriquement utile en termes d’entraide entre étudiants pendant leurs études, puis au-delà, dans leur vie professionnelle. Mais c’est aussi souvent le lieu de violences sexuelles et sexistes, d’humiliations ou de procédés dégradants, le mot intégration cachant mal les mots baptême de béjaune, usinage, deposito ou, dans sa version plus récente, bizutage qui a une définition légale : « Le fait pour une personne, d'amener autrui, contre son gré ou non (donc même dans le cas du consentement de la personne !), à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations, ou de réunions liées aux milieux scolaires et socio-éducatifs. » [1]. Le premier rituel kiné peut valoir 6 mois de prison et 7 500 euros d'amende, peines doublées si la victime était une personne fragile physiquement et mentalement.

Nous ne trouvons pas difficile d’imaginer des intégrations qui attisent des valeurs de coopération et d’entraide, sans pour autant embarquer avec elles ces bizutages que même le Moyen-Âge tardif français condamnait [2].

Cherchons ailleurs

Incontournable, la main, dans nos références symboliques, à tel point qu’on pourrait se demander si un impétrant kiné manchot pourrait être diplômé. Seulement, la main n’est pas un symbole spécifique à notre métier : s’en sont emparés tous les thérapeutes manuels, mais aussi un certain nombre de religions, avec la Hamsa, main de Myriam, la Khamsa, la main de Fâtima, les mudrā hidouistes et bouddhistes, la main Ahimsa jaïniste... En héraldique, une main ouverte signifie la confiance, une main fermée, le secret, le poing serré la posture révolutionnaire, et les deux mains en coupe signifient la protection, comme dans certains logos liés au recyclage. Autant dire qu’il n’y a guère de domaines où la main humaine ne met pas les pieds. La symbolique manuelle renvoie en outre irrémédiablement à la technique du massage, associée à notre profession jusque dans son nom en France, celui de masseur-kinésithérapeute. Beaucoup voudraient s’en défaire compte tenu de l’évolution de notre profession, mais reste encore à savoir pour quel intitulé : kinésithérapeute ? Physiothérapeute ?

Étudiants comme professionnels peuvent user d’une symbolique vestimentaire : la sacro-sainte blouse blanche. Mais, d’une part nous n’en avons pas l’exclusivité, d’autre part elle repose sur un argument d’autorité un peu discutable. Sans compter les « couleurs » d’encart nominatif, hétérogènes en fonction des établissements (à Grenoble par exemple, rouge pour les médecins, vert pour les paramédicaux et bleu pour les aides-soignants), qui entretiennent une hiérarchie entre les professions. Il semble que ce soit moins les patients que les professionnels eux-mêmes qui réclament cela. L’unique raison ? Le maintien d’une franche hiérarchie. Dans un modèle centré-patient, basé sur la collaboration de l’ensemble des acteurs du soins, ce type de symbole risque d’être contre-productif pour faire évoluer les mentalités.

Autre symbole visible de notre profession : le caducée des kinés, symbole par excellence ! Enfin un rocher stable dans cette mer agitée ? Non. Il faudrait déjà survivre au vif débat, opposant ceux qui rangent le caducée dans la catégorie des caducées médicaux, et ceux qui le placent dans celle des caducées commerciaux.

Pour rappel, le caducée médical « de base », propriété d’Apollon aurait été donné à Asclépios/ Esculape, dieu de la médecine, avec une seule couleuvre enroulée tête vers le haut sur un bâton-massue (fig. 1A) auquel on a récemment ajouté un miroir pour représenter la prudence. Le caducée commercial, lui, a la même origine apollonienne non plus donné mais échangé cette fois avec Hermès, contre sa lyre. Il est représenté par 2 couleuvres enroulées autour du bâton-massue qui porte également des ailes, pour symboliser le voyage et le commerce (fig. 1B).

Figure 1
Symbolique des caducées

Depuis 2006, c’est le logo professionnel (fig. 1C) qui a pris le pas dans l’affichage symbolique de la profession. Il n’est pas très clair s’il s’agit toujours du bâton d’olivier, d’une couleuvre, du miroir, ou si l’idée est de schématiser un individu lors d’une activité dynamique sans lien avec les attributs anciens, mais ce qui est sûr, c’est que les ailes ont disparu, et des mains sont apparues.

Avons-nous une devise ? Aux États-Unis, on trouve parfois des « mottos », des slogans, revendiquées par des institutions : « Restoring Strength, One Step at a Time », « Caring is Our Passion », « A Touch of Care » ou « Get Well, Move Well »(1).

En France, on a recyclé des proverbes médicaux mais qui ne sont pas propres à la kiné. Même notre déontologie a pour l’essentielle été reprise de la médecine. Pourtant nous avons des particularités, qui s’expriment ici et là, au décours des révisions du code. Nous avons subtilisé aux médecins certains adages du type « Primum non nocere » (d’abord ne pas nuire), cher à Hippocrate, mais qui ne nous donne pas une réelle identité et dont la portée éthique reste assez limitée.

En France nous n’avons pas la symbolique du doctorat, contrairement à d’autres pays ou nos consœurs et confrères sont nommés Docteurs. Ce symbole a sans aucun doute des vertus d’autorité laissant présager des effets contextuels sur les patients. Il permettrait également de ne plus subir, ou s’inventer une infériorisation devant la caste de nos collègues médecins, pharmaciens, dentistes et très bientôt sage-femmes.

Ces différentes professions obtiennent leur doctorat au terme de leurs études qui se terminent la plupart du temps par une cérémonie symbolique, et la tenue d’un serment. Dans beaucoup d'IFMK, les étudiants kinésithérapeutes se sont réappropriés la symbolique de remise des diplômes. D’autres pays comme la Belgique avaient maintenu cette cérémonie à l’Université, avec les enseignants en robe universitaire, etc. En France, n'ayant plus de tradition associée, les étudiants ont réimporté le folklore à l'américaine, avec les chapeaux et tout le tintouin. Quant au serment... eh bien, les kinés, en France, nous n’en avons pas !

S’il fallait en écrire un, nous pourrions formuler le vœu qu’il contienne sans ambiguïté des éléments concernant le respect de la dignité humaine, l’indépendance vis-à-vis de systèmes ou de structures agissant de manière contraire à la Santé publique ou le devoir de probité intellectuelle par exemple. Il serait l’œuvre des kinésithérapeutes eux-mêmes, au service des patients et de leur profession. Avec un serment de ce genre, qu’il soit signé de son sang ou non, le processus d’engagement serait manifeste et ne pourrait qu’améliorer nos mœurs en les faisant reposer sur des vertus cardinales claires, non ambiguës, et non négociables.

Effectivement, avec une intégration non violente, une blouse de soignant, un rituel de diplomation élégant, une devise qui fait bannière, un caducée qui a de la « gueule », la formation de kiné ferait tellement envie qu’on aurait envie de la faire, même de la refaire. Cela limiterait sans doute aussi les sirènes des formations pseudo-scientifiques pétries de symboles ésotériques, dont la pertinence est quasi-nulle mais pour lesquelles l’impression d’entrer dans un club fermé d’initiés est énorme. Comme on disait dans le temps, il vaut mieux faire envie que pitié !

Merci à la psychologue Lætitia Guillaume.

BIBLIOGRAPHIE

[1] Article 14 de la loi du 17 juin 1998.
[2] En effet, l'Université de Paris a publié un sévère décret le 21 mars 1342 contre le droit forcé des béjaunes.

(1) Il y en a une palanquée ici : https://thebrandboy.com/slogans-on-physical-therapy/

© D.R.

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